Philippe Alcoy
Source: CCR du NPA
L’impérialisme se trouve embourbé actuellement dans
deux conflits très complexes avec de grandes implications militaires,
géopolitiques, économiques : la guerre contre l’État Islamique (EI) en
Syrie-Irak et la crise ukrainienne. Si la première l’expose à des
risques très importants pour ses intérêts, principalement pour les
États-Unis, c’est sans doute la deuxième qui comporte les dangers les
plus grands. Alors que dans le cas de l’EI ce sont des groupes de
combattants irréguliers qui sont devenus un casse-tête pour les armées
impérialistes et leurs partenaires locaux, en Ukraine sont en jeu des
intérêts fondamentaux pour la puissance militaire et géopolitique qu’est
la Russie. Un conflit militaire avec la Russie, ou même des relations
économiques trop tendues, pourraient enclencher des dynamiques
incontrôlables.
Offensive militaire et déroute de Kiev à l’Est
Au début de l’été le gouvernement de Kiev, dirigé par
le président Petro Porochenko, accélérait l’offensive militaire dans
l’Est du pays déclenchée à la mi-avril. Dans un premier temps l’armée
ukrainienne a remporté quelques succès en reprenant même des bastions
des rebelles « pro-russes ». Mais la contre-attaque, organisée et
soutenue par le Kremlin, ne s’est pas fait attendre.
Vers la mi-août l’armée ukrainienne, mal entraînée et
démoralisée, a connu une débâcle totale. Les rebelles ont repris ville
sur ville dans les régions de Lougansk et du Donbass. Le symbole le plus
parlant de cette terrible déroute de l’armée ukrainienne étant sans
doute l’ embuscade d’Ilovaysk où près de 2000 soldats seraient tombés
sous les balles des rebelles. Des camions et des tanks ont été
complètement détruits ; une autre partie du matériel militaire a été
récupérée pars les « pro-russes ».
Des soldats ukrainiens dénoncent d’avoir été
abandonnés par leurs supérieurs, qui assuraient avoir passé un accord
avec les rebelles et la Russie pour les laisser quitter la ville. Les
chefs rebelles prétendent n’avoir jamais négociés de sauf-conduits, et
affirment que les troupes ukrainiennes étaient constituées de
« miliciens ». En effet, plusieurs témoignages attestent la présence de
groupes de « volontaires » engagés du côté de Kiev, dont une partie
serait originaire de pays limitrophes d’Europe centrale et de l’Est,
mais aussi constituée de membres des groupes d’extrême droite des pays
occidentaux.
Le cessez-le-feu
Au cours de la contre-offensive des « pro-russes »,
l’OTAN a « révélé » des documents « prouvant » que des soldats russes
seraient en train d’opérer sur le territoire ukrainien. Une furieuse campagne d’accusations
a été rapidement déclenchée contre la Russie. La presse bourgeoise a
relayé aussitôt les soi-disant preuves de l’OTAN. Porochenko et le
gouvernement ukrainien ont renchéri en demandant de l’assistance
militaire « concrète » aux pays impérialistes. La Pologne et les pays
Baltes soutiennent cette position, la plus belliqueuse de toute l’UE.
Mais les dirigeants impérialistes, y compris les plus
irresponsables et aventuriers, conscients du danger que pourrait
impliquer d’intervenir militairement en Ukraine se sont limités aux
accusations contre Poutine et à l’adoption de sanctions économiques pour
augmenter la pression sur la Russie. En effet, « Porochenko sait que
tout seul il ne peut pas gagner la guerre contre la Russie ; et cent
ans après le début de la Première Guerre Mondiale, il n’est pas évident
que quelqu’un se précipite pour l’aider à gagner non plus » [1].
Face à cette faiblesse et à la certitude que l’OTAN
n’allait pas intervenir en Ukraine pour repousser les « pro-russes »,
Porochenko a dû accepter de négocier avec Poutine et d’adopter une paix
très favorable aux séparatistes de l’Est, ce qui traduisait la réalité
sur le terrain. Finalement, le 5 septembre l’accord de paix était signé
et le régime de Kiev évitait de peu (et peut-être momentanément
seulement) que la ville portuaire de la Mer d’Azov, Marioupol, soit
prise par les « pro-russes ». Ce qui aurait donné lieu une continuité
territoriale terrestre entre la Russie et la péninsule de Crimée,
annexée par la Russie il y a quelques mois.
Guerre de sanctions économiques…
Pour s’assurer que la Russie et ses « partenaires »
de l’Est de l’Ukraine tiennent leur promesse de cessez-le-feu, les
puissances impérialistes ont adopté de nouvelles sanctions économiques
contre le régime de Poutine. Du côté de l’UE, celles-ci visent notamment
à limiter le financement de l’économie russe : « Six grandes
entreprises russes de défense et d’énergie – dont les compagnies
pétrolières Rosneft et Transneft et la branche pétrolière de Gazprom –
se voient ainsi restreindre leur accès aux marchés des capitaux. L’Union
européenne a également décidé d’ajouter vingt-quatre noms à la centaine
de personnalités russes et ukrainiennes pro-russes objets de sanctions
ciblées, gel des avoirs et interdiction de visas » [2]. De leur côté les États-Unis ont ciblé le financement et le transfert de technologie aux géants russes du pétrole et du gaz.
Si ces mesures durent dans le temps, elles pourraient
miner considérablement le potentiel pétrolier et gazier russe, dont
l’économie est totalement dépendante. Mais elles affectent également des
multinationales impérialistes comme Exxon Mobil qui possèdent des
partenariats avec les entreprises russes. C’est pour cela que ces
sanctions pourraient être levées rapidement si les dirigeants
impérialistes perçoivent des « progrès du plan de paix en Ukraine ».
Cependant, la Russie n’est pas restée les bras
croisés et a elle aussi adopté des sanctions économiques notamment
contre l’importation de produits agricoles venus d’Europe (ce qui a
provoqué par exemple une fièvre nationaliste anti-russe en Pologne dont
une bonne partie de sa production de pommes était exportée vers le
marché russe). Actuellement, le gouvernement russe évalue un nouveau
train de mesures contre l’UE visant les importations d’automobiles,
notamment d’occasion, ainsi que les produits de l’industrie légère déjà
fabriqués en Russie. Le premier ministre russe Dimitri Medvedev évoquait
même la possibilité de fermer l’espace aérien russe aux avions de ligne
européens et nord-américains.
Cette situation de tensions et de « guerre de
sanctions économiques » entre la Russie et les puissances impérialistes
amène un éditorialiste du Guardian à affirmerque « l’ère qui avait commencé avec la levée du rideau de fer est désormais close » [3].
…Et les limites des postures bellicistes de Porochenko
Face à cette défaite sur le champ de bataille,
Porochenko, quelques jours avant le sommet de l’OTAN au Pays de Gales, a
essayé d’internationaliser le conflit dénonçant une « invasion russe ».
Tous les médias occidentaux ont repris à leur compte cette idée ainsi
que le secrétaire général de l’OTAN, Anders Fogh Rasmussen.
Mais les résultats n’ont pas été ceux espérés. En effet, « le
président Obama insinuait que bien que Washington allait agir pour
défendre ses alliés de l’OTAN, ceux qui étaient en dehors de l’alliance –
en l’occurrence l’Ukraine – ne devaient pas s’attendre à un niveau
comparable d’aide militaire directe » [4]. Même
si en marge du sommet le président ukrainien annonçait qu’il « n’avait
jamais eu autant de soutien » et évoquait la solidarité des membres de
l’OTAN, pour le moment celle-ci ne s’est engagée qu’à une « aide
concrète » limitée à l’assistance technique et logistique, à la défense
contre des cyberattaques et à l’assistance médicale. Dans le même temps,
le secrétaire général de l’OTAN affirmait que les États membres
donneront à Kiev une aide de 15 millions d’euros. Il s’est engagé
également à fournir de l’aide pour que le gouvernement ukrainien mène
des réformes dans le secteur de la défense et pour renforcer son armée.
Ces promesses sont en réalité en deçà des grandes
expectatives des dirigeants de Kiev, qui s’attendaient à la livraison
d’équipement militaire et une promesse d’adhésion à l’OTAN. Selon Le
Monde, l’un des participants au sommet déclarait qu’ils n’avaient « même
pas eu besoin de lui conseiller de la modération », laissant entendre
que c’est Porochenko lui-même qui aurait décidé de ne pas compliquer
davantage les choses avec des exigences considérées excessives par
certains interlocuteurs comme l’Allemagne.
Du côté russe on semble également essayer de faire baisser les tensions, au moins momentanément. En effet, « les
accords de cessez-le-feu (…) suggèrent qu’en dernière instance le
Kremlin préfère des interventions courtes plutôt qu’un invasion totale,
ce qui permet à la Russie de venir en aide aux forces rebelles pour
maximiser leur territoire et en même temps d’éviter le casse-tête de
devoir annexer le Donbass en ce moment (…) La menace de prendre
Marioupol, une ville portuaire stratégique au bord de la Mer d’Azov,
c’était le dernier coup de théâtre pour ramener Porochenko à la table de
négociations. Et ça a marché » [5].
Quel plan de Poutine pour l’Ukraine ?
Il est déjà clair pour tout le monde que Poutine ne
va pas accepter de perdre sans résister une « zone d’influence »
stratégique pour le nouveau capitalisme russe, comme l’Ukraine.. Tant
qu’il ne sera pas en mesure de reprendre tout ce qu’il a perdu en
Ukraine il essayera d’y créer une situation de « chaos permanent ». Il
n’a aucun intérêt à ce que la situation en Ukraine se stabilise et que
le nouveau régime pro-impérialiste de Kiev puise avancer dans son
rapprochement avec « l’Ouest ».
En ce sens, des analystes spéculent sur quel serait
le scénario idéal pour Poutine en Ukraine. Pour certains, Poutine
pourrait s’inspirer du « compromis » que l’impérialisme avait trouvé
pour mettre fin à la guerre en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990.
Ainsi, « ‘le scénario idéal pour la Russie pourrait être le modèle
bosnien (…)’, déclare Feodor Lukyanov, éditorialiste du journal
moscovite "Russia in Global Affairs". ‘L’Est devrait être autonome dans
les affaires de politique étrangère, il devrait être pratiquement
entièrement autogouverné mais formellement il doit rester partie
intégrante de la structure politique et légale ukrainienne’. (…)
Lukyanov affirme qu’il est important que les zones de l’Est contrôlées
par les séparatistes restent dans l’Ukraine ‘car l’objectif russe est
d’avoir des mécanismes pour prévenir, en cas d’émergence ou de
nécessité, des progressions géopolitiques de l’Ukraine vers, par
exemple, l’OTAN. A tort ou à raison cela est perçu par la Russie comme
une menace existentielle’ (…) [Une telle solution] impliquerait une
Ukraine unie mais divisée, incapable de prendre la moindre décision sur
sa politique étrangère ou économique sans l’accord tacite de Moscou » [6].
Évidemment, on parle des ici intérêts directs de la
Russie qui ne coïncident pas forcément toujours avec ceux des groupes
séparatistes. En effet, ceux-ci, après les combats pendant lesquels il y
a eu des actes de « nettoyage ethnique », ne verraient pas avec
beaucoup d’enthousiasme une option qui impliquerait de rester attachés à
Kiev. C’est ce que l’on a pu constater dans les différentes réactions
des rebelles aux propositions faites par Kiev de doter l’Est du pays
avec un « statut spécial ». En effet, « si le chef séparatiste de la
région de Louhansk a évoqué une « première étape vers une solution
pacifique », le numéro deux des pro-russes de Donetsk a, lui, rejeté
toute formule institutionnelle qui laisserait le Donbass dans le giron
de Kiev » [7].
Cependant, tous ces plans de la Russie ne doivent pas
nous faire perdre de vue ce qu’ils expriment vraiment : une réaction
défensive de Poutine. En effet, la force (relative) de Moscou trouve sa
source surtout dans la faiblesse du camp impérialiste embourbé dans
plusieurs conflits complexes et difficiles à résoudre. Le régime russe
en réalité est en train d’avouer son impuissance pour reprendre le
contrôle sur l’ensemble de l’Ukraine. Et cela alors que le régime de
Kiev est très faible. La « solution bosnienne » de Poutine pour
l’Ukraine n’est en fin de compte qu’un moyen de s’assurer un mécanisme
de blocage des politiques du régime de Kiev.
En ce sens, il n’est pas à exclure une reprise des
hostilités de la part des rebelles « pro-russes » dans les prochains
mois pour améliorer le rapport de forces de Poutine face à
l’impérialisme. En même temps qu’il se trouve dans la contradiction de
devoir faire face aux sanctions occidentales qui aggravent la situation
économique russe, ce qui sur le plan social pourrait miner la popularité
de son gouvernement parmi les couches populaires.
Déclin de l’hégémonie Étasunienne et contradictions de l’UE
Comme on le disait plus haut, la lutte contre l’État
Islamique et la crise en Ukraine sont devenues un casse-tête pour
l’impérialisme, en particulier pour les États-Unis. Comme affirme un
analyste de la stratégie militaire nord-américaine, ces deux crises,
même si celle en Ukraine a beaucoup plus d’implications et de risques,
exigent aux États-Unis de penser globalement son stratégie : « la
crise ukrainienne a une dynamique politique très différente de celle en
Irak-Syrie. Les forces militaires de la Russie et de l’État Islamique ne
sont aucunement coordonnées. Et en fin de comptes la victoire de l’un
pourrait mettre en danger les intérêts de l’autre. Mais pour les
États-Unis, qui doit consacrer son attention, sa volonté politique et sa
puissance militaire avec précaution, les deux crises doivent être
pensées ensemble » [8].
En ce sens, cet analyste conseille au gouvernement
des États-Unis de mettre en place ce qu’il appelle la « Stratégie de la
Mer Noire ». C’est-à-dire un plan politico-militaire offensif qui fasse
de la Mer Noire l’axe géographique fondamental pour faire face à la
Russie (et la crise ukrainienne) et à la « menace » de l’EI.
Mais cette stratégie apparaît comme trop offensive
pour un président aussi affaibli qu’Obama. En effet, elle impliquerait
non seulement une opposition militaire et politique ouverte avec la
Russie mais aussi une possible augmentation des frictions avec l’UE car
elle vise à associer de très près un État membre comme la Roumanie et un
autre allié de l’Allemagne comme la Turquie (pièce géopolitique clé
pour la protection des « frontières de l’UE »).
L’UE précisément, est aussi prise par ses propres
contradictions. Certes elle a réussi à faire que le parlement européen
et ukrainien votent un accord d’association mais pour ne pas trop
froisser la Russie celui-ci ne rentrera en vigueur… qu’en 2016 ! Les
principales puissances impérialistes de l’UE sont conscientes qu’elles
n’ont pas intérêt à trop dégrader leurs relations économiques et
diplomatiques avec la Russie. Cela est vrai pour l’Allemagne dont les
entreprises dépendent directement et indirectement du gaz russe mais
aussi pour d’autres comme la France (l’affaire de la vente des Mistrals
est la preuve la plus claire).
L’issue de la crise ukrainienne pourrait-elle affecter les ambitions de l’impérialisme ?
La crise ukrainienne n’était pas du tout dans les
plans de l’impérialisme nord-américain. Elle est devenue un casse-tête.
En effet, en Ukraine ce sont les intérêts vitaux de grandes puissances
qui sont en jeu. On devrait ajouter à cela que si les États-Unis
n’arrivent pas à en finir avec ses « guerres contre le terrorisme »,
notamment en Irak et en Syrie contre l’EI, ces fronts
politico-militaires pourraient devenir un vrai cauchemar. En même temps,
la crise en Ukraine est devenue un obstacle supplémentaire pour les
États-Unis dans leur « tournant » vers la région Asie-Pacifique pour
contrôler, d’après leur expression, « l’expansion chinoise ». Tant que
l’impérialisme étasunien ne réussira pas à résoudre de façon pérenne les
crises en ukrainienne et en Irak-Syrie, ce plan stratégique devra
attendre.
Effectivement, si les États-Unis n’arrivent pas à
imposer ses conditions sur ces terrains, ils pourraient se voir obligés
de prendre plus de précautions pour intervenir ailleurs dans le monde.
Tandis que d’autres pays ayant des relations « compliquées » avec
l’impérialisme pourraient se sentir en confiance pour lui poser des
défis.
Cependant, une victoire (même partielle) de Poutine
ne signifie rien de progressiste pour les exploités et opprimés de ce
monde. Au contraire, Poutine utiliserait sa victoire à l’étranger pour
renforcer l’oppression des couches populaires à l’intérieur de la Russie
ainsi que sur les nationalités opprimées comme les tchétchènes.
La clé est dans l’organisation et l’intervention
indépendante de la classe ouvrière. En Ukraine comme ailleurs où les
travailleurs et les travailleuses doivent se doter de leurs propres
organisations de classe, indépendantes de différentes fractions
capitalistes ainsi que de l’impérialisme. C’est la seule façon de poser
les bases pour une intervention révolutionnaire du prolétariat.
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NOTES
[1] NYBooks, « Ukraine : A Catastrophic Defeat », 5/9/2014.
[2] Le Monde, « Entrée en vigueur des nouvelles sanctions contre Moscou », 11/9/14.
[3] The Guardian, « Russia and economic warfare : RIP the free market new world order », 31/8/2014.
[4] Foreign Affairs, “Peace on Putin’s Terms”, 8/9/2014.
[5] Idem
[6] Slobodna Evropa, “Bosnia As Russia’s Solution For Ukraine”, 6/9/2014
[7] Le Monde, « Kiev propose un statut spécial pour l’est de l’Ukraine », 17/9/2014.
[8] Stratfor, “Ukraine, Iraq and a Black Sea Strategy, 2/9/2014
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